J’étais dans l’hiver de ma vie depuis que le vent glacial avait fini de refroidir mon cœur. J’étais une jeune femme courageuse, mais terriblement affamée. Je voyais le monde qui m’entourait d’un œil sauvage. J’étais belle, mais je n’étais pas cette personne. Je n’étais pas la personne que je voulais réellement être. C’était comme si l’âme indomptable que j’étais habitait un corps méconnu que je haïssais. Je ne respirais que parce que l’on me l’avait demandé. J’attendais chaque jour avec impatience l’arrivée de l’été. Mais ce que je ne savais pas, c’est qu’il n’y avait jamais d’été en Russie.
J’habitais un univers aussi noir que l’encre. Tel un navire sur un océan de passion, je dérivais au fil des nuits vers le monde dangereux du désespoir. Le désir et la souffrance se mêlaient avec un engouement extrême. Ma situation se résumait à une chambre un peu plus vide chaque soir. Mon corps n’était plus que le vestige d’un espoir passé et regretté. Et pourtant, j’étais hantée par un feu ardent qui coulait dans mes veines avec violence. Ni les baisers échangés, ni les caresses répugnantes d’inconnus ne réussirent à éteindre cet incendie. J’avais en moi quelque chose d’aussi fort que la haine et d’aussi puissant que la colère. J’avais en moi l’amour d’une famille déchirée. Dès lors que je me perdais dans la douce étreinte d’un homme, j’avais l’étrange sensation d’être observée par une ombre. L’ombre d’une femme brisée et perdue. La silhouette de cette jeune adulte qui essayait tant bien que mal de sauver des ruines enfouies me hantait. Elle me toisait d’un regard sévère, un sourire moqueur sur les lèvres. Et de temps à autre, j’arrivais presque à apercevoir une larme couler sur ses joues livides. Lorsque je me suis rendu compte que cette apparition n’était autre que mon propre reflet, je me suis détestée. J’avais envie de m’arracher ma propre peau et de devenir quelqu’un de nouveau. Mais très vite, je me suis aperçue que racheter ses erreurs était difficile, voire impossible et que dans mon cas, c’était tout simplement inenvisageable.
J’ai roulé des kilomètres et des kilomètres jusqu’à atteindre une route aussi dévastée que moi. Je me suis arrêtée sur le bas-côté et j’ai marché au milieu de ce vestige insensé. J’ai crié, encore et encore. J’ai crié la haine et la détresse que j’avais refoulées depuis tant d’années en moi. J’ai laissé sortir le lion qui était enfermé dans mon corps depuis si longtemps. Et quand la pluie a commencé à tomber, je ne suis pas rentrée. Je suis restée figée au beau milieu de ce champ et j’ai levé les poings en l’air. Victoire, j’étais comme lavée de mes erreurs. La pluie me débarrassait de ces choses que j’avais dû faire pour sauver ma famille. Soulagée, je me suis allongée sur le sol. J’étais trempée jusqu’aux os et je tremblais. Mais ce n’était pas le froid qui me faisait cet effet. Je vibrais d'un contentement inouï que je n’avais jusqu’à maintenant pas compris. Les yeux clos, je me suis imaginée la scène que j’étais en train de vivre. La pauvre fille qui se prostituait pour garder son frère, sa sœur et sa mère en vie. La pauvre blonde qui était ruinée depuis que son père avait été assassiné. J’ai ouvert les yeux. Au-dessus de moi, le ciel était noir. La Lune était pleine et les étoiles brillaient de mille feux. Pourtant, je ne voyais qu’une seule et unique image qui se dessinait au fur et à mesure dans ce sinistre paysage. J’ai regardé les contours de mon passé se formait et puis j’ai compris. Cette séquence, c’était celle de ma vie. Ma sœur que j’avais vendue à cet homme, comme moi je m’étais vendue à tant d’autres. J’ai vu l’égoïsme transparaître sur mon visage tandis que je ramassais les liasses de billets. J’étais pitoyable. J’avais vendu la virginité de ma sœur pour survivre parce que à l’époque, ça n’avait pas de sens. J’étais déjà devenue femme depuis bien longtemps, mais elle, elle n’avait que quinze ans. J’étais une personne pathétique, mais ce n’était pas le plus triste. Non, ce qui était regrettable, c’est que je ne m’en étais rendu compte que maintenant. L’image a changé. J’ai vu les traits fins de mon frère se dessinaient sur le tableau à la fois noir et lumineux que formait la galaxie. Je suis restée silencieuse et j’ai ravalé mes larmes. Ce garçon me manquait, mais je n’avais pas envie de le voir. Pas maintenant. J’avais été, encore une fois, une horrible personne. Finalement, ma seule consolation était de me dire que l’amour était un sentiment incontrôlable et qu’il n’y avait aucune honte à aimer son prochain. Bien sûr, Fyodor me manquait. Bien sûr, il y avait un trou béant dans ma poitrine que seule la présence de mon frère pouvait combler. Pourtant, une question me brûlait les lèvres avec fureur : était-ce bon d’aimer d’un amour déchirant son propre sang ?
Ce soir-là, sous cette pluie d’étoiles et de magie, je me suis dit que ma vie était fichue. Mais très vite, je me suis rappelée l’essentielle. Je me suis souvenue des raisons pour lesquelles je vivais. Pourquoi je prenais la peine chaque jour de vendre mon corps et pire, de vendre ma sœur. C’était pour sentir le doux parfum de mon frère. C’était pour sentir ma main dans ses cheveux et mes lèvres sur les siennes. Mais ce n’était pas tout. C’était aussi pour voir un sourire sur le visage de ma mère, femme anéantie par des secrets de famille honteux. C’était pour savoir ma sœur saine et sauve, loin de la misère qu’offrait la Russie. Que dirait notre père s’il nous voyait aujourd’hui ? Moi, sa fille et prostituée, allongée dans un champ sous une pluie tombante. Mon frère, parti je ne sais où pour gagner de l’argent. Et ma sœur, abandonnée loin de chez nous dans les bras d’un homme que je ne jugeais pas correct. Dire que tout allait bien au début m’a brisée encore un peu plus, mais je n’avais pas envie de me rappeler de mon enfance. Déjà trop de souvenirs difficiles me hantaient.
Je savais que le passé ne pouvait pas être changé et qu’il serait bien difficile de l’oublier. Mais j’avais en moi la force de l’accepter. Mes choix, personne ne m’a jamais forcé à les faire. J’étais maître de mon destin, de ma vie et de celle de ma sœur. J’étais maître de mes décisions et aujourd’hui, je les assume enfin. Je suis libre. Je suis une femme libre et nouvelle. Mais j’ai compris quelque chose que seule la pluie pouvait me faire comprendre. Il était inutile d’essayer de me laver de mes erreurs. J’avais envoyé ma sœur dans un monde horrible. J’avais une relation avec mon frère. Mon père était mort assassiné. Je m’étais prostituée. Mais en fin de compte, tout ça valait le coup. Oh, je n’avais pas de beaux bijoux et je crois que je n’en aurais plus. Mais j’avais au moins su rendre à ma mère la liberté qu’elle méritait et ça, c’était grâce à ces choix difficiles. Je n’avais peut-être pas payé pour avoir commis ces crimes, mais ma culpabilité me punissait déjà assez, même si je ne l’avouerais jamais. La seule chose qui me motivait et qui me motivera toujours, c’était de savoir ma mère heureuse en dehors de l’Enfer glacial qu’était la Russie. C’était de savoir ma sœur libérée de cette horrible prison. Et c’était de savoir que j’irais bientôt la rejoindre en Angleterre où je serais, moi aussi, une femme libre. Finalement, mes crimes étaient entièrement justifiés. Grâce à eux, ma famille ne subissait plus le travail acharné que demandait la liberté. D’ici quelques heures, quand j’arriverai à Londres pour la énième fois, je serais moi-même. Je ne repartirai pas, je ne tournerai pas le dos à ce butin mérité. Je resterai, je le jure.